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Le toucher dans la musique ancienne

Jon Baxendale, Pascal Duc et Frank Mento

Cet article est destiné au domaine public

Girolamo dalla Casa. Il vero modo di diminuir. 2 Vols. Venetia: Angelo Gardano, 1584, p. 1.


Francesco Rognioni. Selva di varii passaggi secondo l'uso moderno per cantare & suonare con ogni sorte de stromenti... Milano: Filippo Lomazzo, 1620, in Parte seconda, p. 5, Modo di Dar la lingua al Corneto o altro instrumento di fiato.


Johann Joachim Quantz. Versuch einer Anweisung die Flöte traversière zu spielen. Berlin, Friedrich Voss, 1752, p. 2.



Il est essentiel d'effacer de l'esprit l'idée que le legato tel que nous le connaissons aujourd'hui était une technique usuelle dans les siècles précédents. Ce concept est essentiellement du 19ème siècle et qui est réalisé pleinement dans la méthode d'orgue de Jacques Lemmens (1823-1881; Ecole d'Orgue, Mayence 1862). Lors de ses stages sur l'interprétation stylistique pour clavier, Harald Vogel a constaté qu'une grande partie de la musique d'orgue est stylistiquement sembable à la musique chorale sacrée. Examiner attentivement la musique vocale démontre-- à part les mélismes (et les points de respirations importants), qu'il existe des coupures subtiles dans le son, produites par les consonnes. D'autre part, il n'y a essentiellement aucune différence entre le traitement des notes répétées vis-à-vis des notes conjointes et disjointes. Ceci donc, est un concept d'exécution usuelle qui se voit dans la plupart des traités anciens--un son qui est très proche du legato, mais entrecoupé de petites articulations. La manière la plus facile d'expérimenter avec ce genre de son est de jouer des notes répétées en changeant de doigt chaque fois sur la même touche, ou de jouer des notes conjointes avec le même doigt, tout en veillant à ce qu'il n'y ait le moins de coupure de son possible dans les deux cas :

A l'opposé du legato ainsi que du staccato existe la manière [le toucher] habituelle, où on lève le doigt de la touche précédente un instant avant de jouer la suivante. Puisqu'elle est toujours sousentendue, cette manière habituelle n'est jamais indiquée.

Sowohl dem schleiffen als Abstossen ist das ordentliche Fortgehen entgegen gesetzet, welches darinnen besteht, daß man ganz hurtig kurz vorher, ehe man die folgende Note berühret, den Finger von der vorhergehenden Taste aufhebet. Dieses ordentliche Fortgehen wird, weil es allezeit vorausgesetzet wird, niemahls angezeiget.

(Friedrich Wilhelm Marpurg, Anleitung zum Clavierspielen, Berlin, A. Haude & J.C. Spener, 1755, p. 29.)

A travers les âges, la musique instrumentale de chaque époque a également influencé sa musique pour clavier. Ainsi, nous trouvons une parité entre la figuration pour clavier et, par exemple, celle pour cordes. De même, la musique pour clavier a eu autant d'influence sur l'écriture instrumentale. Considérez aussi la musique vocale, qui, en France, a eu un effet spécifique sur l'ornementation, par exemple, la discussion de Bertrand de Bacilly sur le port de voix, le coulement, ou le doublement de gosier. Nous ne devons pas négliger le fait qu'une grande partie de l'ornementation est basée sur des modèles vocaux. Il est logique d'examiner une telle musique instrumentale afin de découvrir comment on la jouait. Les traités instrumentaux existants de la Renaissance et du Baroque indiquent que, à moins que des arcs de liaison aient été utilisés, chaque note avait sa propre articulation produite par les coups de langue, les coups d'archet ou les pincements de corde. Ces articulations étaient souvent variées, donnant aux notes plus ou moins d'appui. En plus, ces articulations fortes et faibles étaient normalement alternées, surtout à la Renaissance, ainsi produisant des groupes de deux notes. Regardez ci-dessus, les trois exemples tirés de traités pour instruments à vent.

Ces paires de notes correspondent précisément à l'effet sonore obtenu lorsqu'on emploie les doigtés pour clavier contemporains de l'époque, bien que le doigté produise l'articulation. Ainsi, pour les claviéristes, les doigtés historiques représentent les coups de langue, coups d'archet et pincements de corde contemporains de l'époque concernée.

On utilisait les doigtés anciens sur tous les instruments à clavier existants: clavicorde, clavecin, virginal, épinette, régale, portatif, positif et grand orgue. Ces instruments anciens avaient généralement des touches relativement courtes avec une chute peu profonde facilitant de tels doigtés. Par ailleurs, la musique ancienne était modale en grande partie et, par conséquent, jouée sur les touches "blanches" (autrefois appelées "grande touches" ou "marches"), sauf en cas de musica ficta, où l'on emploie très souvent Mi b, Fa#, Sol# et Do# (si l'on considère que le Si b fait partie de l'hexacorde), mais bien sûr, pas en même temps dans le sens où on les trouvera par exemple en Si mineur.

Les articulations étaient produites en utilisant le même doigt sur les notes consécutives, en employant les doigts par paires ou par groupes de trois ou quatre notes et en bougeant carrémént la main à la position suivante.

Aujourd'hui, nous parlons en termes d'indépendance des doigts, mais les virtuoses anciens étaient contre l'idée d'imposer tout changement dramatique dans les capacités naturelles des doigts. Ils prenaient les doigts tels qu'ils les trouvaient et confiaient à chacun les tâches auxquelles ils étaient le mieux adapté.

La technique du passage du pouce n'est pas clairement définie dans les sources anciennes. Cependant, dans une source tardive, Michel Corrette y fait allusion dans Les Amusemens du Parnasse, Paris, chez l'Auteur, 1749, p. E :

De la main gauche en montant on passe le 4e doigt par dessus le pouce et en descendant on passe le pouce par dessous le 4e doigt. De la main droite en montant il faut passer le pouce par dessous le 4e doigt et en descendant on passe le 4e doigt par dessus le pouce.

Concernant la technique du passage du majeur et de l'index, nous trouvons dans Libro de cifra nueva para tecla, Arpa y Vihuela (Alcalá 1557) de Luys Venegas de Henestrosa, plusieurs doigtés pour gammes. Il exige explicitement à l'interprète de passer le troisième doigt par dessus le pouce. Nous trouvons aussi de nombreux exemples du doigté 2-1 à la main gauche et le Libro llamado Arte de tañer fantasía (Valladolid 1565) de Tomás de Sancta María précise que le deuxième doigt est levé plus haut que le pouce chaque fois qu'il a frappé une note, tandis que le pouce "donne l'impression de traîner sur les touches."

La substitution ne fait pas partie des techniques anciennes bien que Correa de Arauxo en donne un exemple dans Facultad Orgánica (Alcalá 1626). Dans les sources plus tardives, nous trouvons un pléthore de substitutions dans L'Art de toucher le clavecin (Paris 1716/17) de François Couperin; deux substitutions dans Les Amusemens du Parnasse (Paris 1749, pp. 6 et 15) de Michel Corrette; et une substitution dans le Praeludium et Fuguetta en Do Majeur (BWV 870a, mesure 42) de J.S. Bach, mais personne n'est sûr que le doigté émane du compositeur.

On détachait légèrement les passages comportant des accords.

Voici quelques principes généraux sur leurs doigtés, tirés des sources des 16ème et 17ème siècles :

1. Les trois doigts du milieu (2, 3, 4) sont utilisés le plus souvent, le pouce occasionnellement et le 5ème rarement.

1. Les 2ème et 4ème doigts étaient considérés comme les "bons" doigts et ils étaient souvent placés sur les "bonnes" notes (celles qui tombaient sur les temps métriquement forts). Au 17ème siècle, les 1er et 3ème doigts étaient souvent considérés comme "bons" et l'on ignorait les règles.

2. Pour les passages montants à la main droite, on utilisait 2, 3, 4, 3, 4; pour les passages descendants, 4, 3, 2, 3, 2.

3. Pour les passages descendants à la main gauche, on utilisait 2, 3, 4, 3, 4; en montant, 4, 3, 2, 3, 2.

4. On utilisait le pouce à la main droite, mais plus souvent à la main gauche, surtout dans les passages montants: 2, 1, 2, 1. Ici, l'index peut passer par dessus le pouce (le passage de l'index).

Maria Boxall dit, dans sa Harpsichord Method, Mayence, B. Schott's Söhne, 1977, p. 34, "Bien que les virtuoses du seizième siècle et certains interprètes de la fin du dix-huitième siècle aient employé une technique différente pour les traits extrêmement rapides, c'était quasiment un secret du métier au seizième siècle." Elle ne cite pas ses sources, cependant, nous avons trouvé des informations selon lesquelles il s'agissait d'une tradition :

Il confirme également dans une large mesure que la tradition selon laquelle les interprètes les plus habiles se servaient eux-mêmes d'un doigté différent et en outre cachaient leur secret d'exécution de la publication. Que cette affirmation soit ainsi ou non... Music: A Monthly Magazine, Devoted to the Art, Science, Technic and Literature of Music, W.S.B. Mathews, Volume 2, Chicago, mai 1892, p. 568. (Lien)

Cela dit clairement que c'est plutôt une croyance qu'une réalité documentée par des sources. Les autres extraits vont dans le même sens :

Nous examinons ensuite un livre publié à Londres en 1700 contenant une "Choice collection of Ayres for the Harpsichord or Spinett, by Blow, Pigott, Clarke, Barrett, and Crofts." Ce livre donne des indications faciles pour jeunes débutants; des indications très curieuses ils le sont; les doigts de la main droite sont dûment marqués 1, 2, 3, 4, 5, le pouce étant 1; mais les mêmes chiffres sont utilisés pour la main gauche, et puis le petit doigt est marqué 1 et le pouce 5. Je n'ai pas trouvé d'autres exemples de cette méthode erratique, mais dans un vieux livre anglais d'instructions pour le clavecin, j'ai lu une note très suggestive que "l'auteur explique des choses jusque-là gardées secrètes." The Musical Times and Singing Class Circular, Vol. 31, N° 564, Musical Times Publications Ltd., Londres, 1er février 1890, p. 79. (Lien)

Maintenant dans ce doigté tous les doigts sont mis en jeu, et bien qu'il soit quelque peu maladroit selon les points de vue modernes, il est moins incommode que celui d'Ammerbach, et comme nous n'avons aucune raison de supposer que les professeurs anglais avaient de meilleurs principes pour les guider que leurs voisins allemands, et comme on le sait d'ailleurs, par tradition, que les interprètes les plus habiles ne communiquaient le secret de leur pouvoir qu'aux élèves favorisés, non seulement à cette époque-là, mais dans les années qui suivaient, l'hypothèse n'est pas faite sans un soutien raisonnable. A Dictionary of Musical Terms, John Stainer et W.A. Barrett, 4ème édition, Londres, New York: Novello, Ewer & Co., 1889, p. 167. (Lien)

Les premiers exemples de doigté datent aux alentours de 1525 en Allemagne, mais la technique des organistes allemands, quoiqu'utilisée par certains organistes vénitiens du 16ème siècle, était beaucoup moins capable de s'adapter que celle des espagnols, donc elle a fini par disparaître au 17ème siècle.

2. Vers le milieu du 16ème siècle, les claviéristes espagnols avaient développé une technique qui anticipait en grande partie ce qui avait besoin d'être redécouvert au 18ème siècle et qui allait essaimer en France, aux Pays-Bas et en Allemagne. Concernant cette technique, toutes les sources espagnoles utilisent un chiffrage moderne pour les doigtés, et utilisent généralement beaucoup plus le pouce que les premières sources allemandes ou italiennes. "Sancta María dit qu'en jouant des passages ascendants et descendants, 'inclinez un peu les mains dans la direction d'où va le passage,' de lever le troisième doigt plus haut que les autres et de l'utiliser en jouant plus vers l'arrière de la touche." (Sandra Soderlund, Organ Technique: An Historical Approach, Chapel Hill, Caroline du Nord: Hinshaw Music, Inc., 1980, p. 21.). L'approche espagnole est devenue la base de celle employée par les virginalistes anglais et leurs successeurs du 17ème siècle (bien que les sources de ces derniers indiquent un usage plus fréquent du cinquième doigt), ainsi que de celle de François Couperin des Ecoles françaises de la fin du 17ème et du début du 18ème siècle. Cette technique s'est répandue par l'intermédiaire de Sweelinck à Amsterdam et ses adeptes de l'Allemagne du nord, et même jusqu'à la musique de J.S. Bach deux générations plus tard; elle s'est également répandue à travers les Ecoles napolitaines et romaines jusqu'à Frescobaldi..

Ainsi, avec seulement quelques petits changements de détail pour s'adapter à chaque décennie et à chaque style national, cette technique a été employée par presque tous les grands clavecinistes et organistes sur une période s'étalant sur 300 ans environ, avant que les nouveaux visionnaires du fortepiano ne l'aient presque complètement balayée.

Avec l'émergence du style galant autour des années 1730, un changement profond d'approche commençait à apparaître dans les techniques de la génération montante des interprètes. Ce changement était en partie lié à la venue du fortepiano, quoique cet instrument était initialement tout naturellement traité d'une manière à peine différente du clavecin. D'après Carl Czerny (en se souvenant de ses leçons auprès de son maître), Beethoven lui avait informé que, ayant reçu sa formation au clavecin, Mozart "s'était habitué à une façon de jouer sur les claviers qui était alors plus fréquemment employée, qui n'était aucunement adaptée au fortepiano." Beethoven traitait la manière dont Mozart jouait de "danse digitale", et remarquait que "même après l'ère Mozart, la manière de jouer d'une façon hachée, courte, détachée était en vogue." (Maria Boxall, Harpsichord Method, Mayence: B. Schott's Söhne, 1977, p. 36.).

L'Introduction à l'Art de toucher le Piano-Forte de Clementi (Londres 1801 pour la première édition anglaise; Vienne 1802 pour la première édition française) est la méthode qui a institué le style de legato auquel nous sommes habitués maintenant :

La meilleure Règle, et la plus générale de toutes, est d'appuyer le doigt sur la touche pendant toute la durée de la Note. (Muzio Clementi, Introduction à l'Art de toucher le Piano-Forte, 2ème édition, Vienne, Hoffmeister & Comp., 1802, p. 12.).

Clementi écrit aussi quelque chose de très intéressant sur le legato un peu plus loin :

Lorsque le Compositeur abandonne le legato et staccato au sentiment et au goût de l'exécutant, la meilleure règle est alors de jouer principalement et le plus ordinairement legato, et de réserver le staccato pour les cas particuliers où l'on veut relever ou rendre saillans certains passages, en leur donnant plus de vivacité et d'énergie. Mais là où des beautés supérieures exigent cette manière de toucher, il faut naturellement que l'exécution liée fasse place à la pointée. (ibid., p. 14.).

Du point de vue de ces co-auteurs, c'est une idée très intéressante, car c'est une justification du legato comme un des plus puissants moyens d'expression, et autour de 1800, c'est une rupture totale avec la manière "habituelle" d'articuler lorsque rien n'est précisé. Un des élèves de Clementi, Ludwig Berger, un pianiste allemand, suggère que son maître avait developpé ses idées sur le legato dès la fin du 18ème siècle, voire après la mort de Mozart (1791) :

J'ai demandé à Clementi s'il avait, dès 1781, commencé à traiter l'instrument comme il le fait actuellement [1806]. Il avait répondu que non et avait ajouté qu'à cette époque-là, il avait cultivé une exécution brillante--et que par la suite, avait cultivé un style d'interprétation plus mélodique et noble, d'après la manière des chanteurs célèbres. (Willard A. Palmer, éd., W.A. Mozart An Introduction to his Keyboard Works, Sherman Oaks, Californie, Alfred Publishing Co., Inc., 1980, p. 9.).

Ici, nous sentons l'influence du bel canto de la fin du 18ème au milieu du 19ème siècles avec de tels compositeurs que Rossini, Bellini, Donizetti et d'autres, ce qui nous amène à Chopin qui en émane.




Un mot sur les co-auteurs :

Jon Baxendale est Fondateur Lyrebird Music

Pascal Duc est Conseiller Musical aux Arts Florissants

Frank Mento est Profeseur Emérite de Clavecin au Conservatoire du 18ème arrondissement à Paris et Organiste Emérite de l'Eglise Saint-Jean de Montmartre, également à Paris. methode-clavecin.fr



BIBLIOGRAPHY

Boxall, MariaHarpsichord Method. Mayence (Allemagne): B. Schott's Söhne, Ed. 11244, 1977.
Clementi, MuzioIntroduction à l'Art de toucher le Piano-Forte. Vienne: Hoffmeister & Comp., 2ème édition, 1802.
Corrette, MichelLes Amusemens du Parnasse. Méthode courte et facile pour apprendre à toucher le clavecin. Restitution: Olivier Baumont. Paris: Editions Henry Lemoine, 1984.
Geoffroy-Dechaume, AntoineLe langage du clavecin. Luynes (France): Editions Van de Velde, 1986.
Gleason HaroldMethod of Organ Playing. Englewood Cliffs, New Jersey (USA): Prentice-Hall,Inc., 1979.
Lemmens JacquesEcole d'Orgue. Mayence (Allemagne): B. Schott's Söhne, 1862.
Palmer, Willard A., éd.W.A. Mozart An Introduction to his Keyboard Works. Sherman Oaks, California (USA): Alfred Publishing Co., Inc., No. 664, 1974.
Sanger, DavidPlay the Organ. Volume Two. Seven Oaks, Kent (Grande Bretagne): Novello and Company Limited, Cat. No. 01-0235, 1993.
Soderlund, SandraOrgan Technique: An Historical Approach. Chapel Hill, North Carolina (USA): Hinshaw Music, Inc., 1980.


HISTORIQUE

12 Nov, 20232 corrections de points de langage
10 Nov, 2023Version initiale, relue par les co-auteurs

L'adresse principale pour consulter cet article est https://hrpsd.github.io/touch/toucher.html

L'adresse du dépôt pour contribuer à cet article est https://github.com/hrpsd/touch